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Peau d'âne


II était un peuple où l'on voyait partout des sorcières laides et vieilles qui avaient plus de pouvoirs que le diable. Chaque nuit elles allaient au milieu des ruines où elles tenaient leurs conciliabules. Les jeunes gens se jetaient des défis, mais jamais aucun d'eux n'avait le courage de les surprendre. Il s'en trouva un, cependant, beau et fort, qui voulut essayer celle entreprise dangereuse : le samedi, à la tombée de la nuit, il se rendit au château hanté, et attendit l'heure propice.

Le vent se leva, impétueux et violent, faisant craquer les cloisons et trembler les murs; la nuit était noire : les touffes et les racines, fortement agitées, produisaient des bruits étranges et sauvages; les seules clartés qu'on distinguât, étaient les prunelles de quelques chouettes, perchées sur un pan de mur. Et le jouvenceau attendait toujours, blotti dans une encoignure, derrière un monceau de pierres.

Vers minuit, il vit arriver les premières sorcières; elles se baisèrent sur le front, s'accrochant aussitôt aux aspérités des murailles, en arrachèrent des poignées d'herbes; elles allumèrent un grand feu, y disposèrent une colossale chaudière, et tout en murmurant des paroles incompréhensibles, elles y jetaient, chacune à leur tour, les herbes qu'elles apportaient, tandis que leur visage prenait différentes couleurs; puis elles se mirent, ensemble, à danser une ronde. Par instants, elles s'arrêtaient, et quelque chose d'anormal tombait dans la chaudière ; elles y jetèrent même un bras d'enfant.

Le feu prit alors une coloration insolite, il s'éleva une fumée épaisse et empestée qui suffoquait; les sorcières rompirent leur ronde, continuèrent leurs murmures inintelligibles, et, à mesure que la chaudière se refroidissait, elles se livraient à leurs ablutions et à leurs frictions accoutumées. Minuit sonna à l'horloge lointaine; elles crièrent à la fois "alla fulla", se trouvèrent converties en noirs oiseaux de proie, et se mirent à voleter.

Notre jouvenceau, qui avait tout vu jusque là et dont la curiosité n'était pas assez satisfaite, voulut poursuivre l'aventure. Dès qu'il les vit prendra leur vol, il courut à la chaudière et se frictionna avec tous les Ingrédients qu'elle contenait ; pensant alors qu'en disant "alla fulla", il devrait, lui aussi, s'envoler comme les sorcières, et que celle-ci, s'apercevant de la supercherie, le tueraient, il préféra crier "baixa fulla". Mais, hélas ! à peine avait-il prononcé le mot fatal, qu'il senti croitre oreilles, ses bras s'allonger, ses mains et ses pieds s'arrondir en forme de pattes, et une queue lui naître; il voulut crier, mais, transformé en baudet, il ne poussa que des hurlements ; il courut à la poursuite des sorcières.

Tandis qu'elles s'éloignaient en volant, il cherchait à les atteindre et suivait les déclivités du sol, en s'empêtrant dans des fourrés épineux, ne sachant plus ni ce qu'il faisait, ni comment cela finirait, il voulait crier encore, mais il ne put que braire; il entendit cependant les imprécations que lui adressaient des hommes qui passaient sur les chemins ou qui arrosaient leurs champs; il lui sembla même qu'il était poursuivi sans qu'il pût lui-même s'arrêter.

Enfin, l'aube apparut; il aperçut le fatal château qu'il regagna hâtivement; il y arriva en même temps que les sorcières. Celles-ci, apercevant le baudet, éclatèrent de rire, le saisirent, lui passèrent un licol, l'attachèrent à une grille et le frappèrent à tour de bras avec des bâtons; ces coups répétés enlevaient le poil qui recouvrait la peau de la pauvre bête; mais peu à peu la peau rugueuse se transforma en fin épiderme et le corps lui-même reprit sa forme primitive.

Couvert de contusions et d'égratignures, épuisé, méconnaissable, le malheureux se laissa choir à terre et demanda miséricorde aux sorcières ; mais celles-ci avaient déjà disparu. Avec beaucoup de peine, le héros de cette aventure se traîna le long du chemin et arriva exténué, au village, et tout le monde le prit en compassion. Mais personne n'eut plus la curiosité de recommencer l'expérience.



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